Témoignage(1) de Jean-Pierre RAOULT
Jean-Pierre RAOULT a rejoint l'Université de Rouen à l'automne 1968, il y a dirigé plus d'une vingtaine de thèses en probabilités et statistique.
Il a été le premier directeur de l'Unité Associée au CNRS de Rouen en mathématiques.
Il a rejoint une université parisienne en
1987.
De 2001 à 2015, Jean-Pierre RAOULT a été membre du Comité Scientifique des IREM
et qu'il a présidé de 2004 à 2011.
Il a été co-rédacteur en chef de la revue en ligne
Statistique et enseignement
de la SFdS, depuis sa création en 2009 jusqu’en 2011.
Naissance et enfance
du laboratoire de mathématiques
de l’Université de Rouen
Ce siècle avait deux ans, vers célèbre de Victor Hugo pour situer sa naissance.
Cette université avait deux ans quand j’y suis arrivé en novembre 1968,
sur un des nombreux postes « post mai 68 » créés à cette date,
pour calmer le jeu dans les universités, dans un collectif budgétaire voté durant l’été.
Et ce que je voudrais donc tout d’abord, dans cette petite causerie,
c’est communiquer à un public dans l’ensemble trop jeune pour en avoir conscience
ce qu’était le goût d’une jeune université telle que la nôtre en ce temps là, au double sens de ce mot :
quel goût, quelle saveur, avait la vie universitaire alors ?
et de quelle forme d’activité pouvait-on avoir ou acquérir le goût, le plaisir ?
Jeunesse
La saveur de ce temps béni (excusez-moi, la nostalgie est un travers du grand âge que je dois bien assumer),
c’est d’abord la glorification de la jeunesse, phénomène vrai dans toute la France et même au delà de nos frontières,
mais que pour ma part j’ai vécu dans ce qu’on appelait ici le « département de mathématiques »
(il n’était pas question alors de parler de laboratoire).
- Jeunesse qui venait de s’exprimer dans les « évènements de mai »,
comme on disait, et dont l’énergie libératrice perdurait parmi nos étudiants.
- Jeunesse du personnel car les nombreuses créations de postes qui venaient de s’effectuer massivement en France,
même avant 1968 (nul politicien ne parlait alors de réduire la fonction publique) avaient conduit
en mathématiques à Rouen à l’arrivée de maîtres de conférences (dans la terminologie d’alors,
c’est-à-dire professeurs de seconde classe aujourd’hui) tous aux alentours de la trentaine ;
ainsi, pour citer d‘abord ceux qui y sont restés ensuite au moins vingt ans, je relève que, lors de leurs nominations,
Georges Hansel (en 1966) avait 30 ans, moi-même (en 1968) 29 ans, Makhlouf Derridj (en 1971) 30 ans.
Autres figures notables de l’époque, mais qui séjournèrent moins longtemps, Jean-Luc Petit
(dont l’action rénovatrice de l’enseignement en premier cycle fut marquante,
mais qui alla bientôt poursuivre son activité en coopération) et le mécanicien Paul Rougée avaient,
je crois, 33 ans à leur arrivée commune en 1970.
Arrivèrent aussi en 1968 un grand nombre d’assistants tout juste au niveau du DEA (l’un d’entre eux, François Charlot, en a
dénombré huit), puis quelques-uns dans les années suivantes ;
ils sont maintenant parvenus à la retraite, eh oui, pour bon nombre d’entre eux après avoir fait toute leur carrière ici.
Voilà qui peut faire rêver les jeunes mathématiciens d’aujourd’hui en quête de postes !
- Jeunesse d’un monde universitaire nouveau, où les rapports hiérarchiques encore subsistants paraissaient
des survivances en passe de disparition prochaine, malgré la résistance à laquelle pouvaient se livrer les quelques « mandarins »
encore présents (ici en mathématiques trois « professeurs titulaires », qui cherchaient à conserver la structuration en « chaires »
avec les privilèges de financement et de subordination des autres personnels qui y étaient attachés).
- Jeunesse de l’enseignement des mathématiques, pour lequel il s’agissait d’accompagner à l’université,
en particulier pour la formation initiale ou continue des enseignants, la réforme des « mathématiques modernes »
qui venait de se dérouler dans le primaire et le secondaire, et qu’allait concrétiser à partir de 1969,
la création du réseau des IREM, dont Rouen fut l’un des premiers, grâce en particulier à l’action
résolue de « recyclage des enseignants » (mot qui sonne bizarrement à nos oreilles d’aujourd’hui,
mais qui était celui usité alors) menée depuis plusieurs années dans cette académie par Jacqueline Méténier,
décédée il y a tout juste quelques mois et dont je voulais ici célébrer la mémoire,
comme l'a déjà fait ici Françoise Pasquis-Dumont.
- Jeunesse enfin des nouvelles conditions de la recherche en mathématiques,
que nous voulions plus solidaire, plus conviviale, je dirai même plus ludique dans le prolongement
(vous voyez, j’y reviens) de « l’esprit de soixante-huit »,
tant nous étions nombreux à avoir une vision synthétique de la société,
où les engagements politiques rejoignaient le comportement professionnel.
Vers un vrai laboratoire
C’est ce besoin de solidarité active qui, avant toute concrétisation institutionnelle,
sous-tendait déjà un embryon de « laboratoire de mathématiques »,
notion qui jusqu’alors était complètement étrangère à notre discipline,
laquelle se vivait dans un contexte de travail personnel (souvent à domicile faute de locaux adaptés)
et dans des relations de maître à élève avec un « patron » que « l’élève » ne voyait que de loin en loin.
Mais le cheminement vers un « vrai labo » n’allait pas sans difficultés à la fois matérielles et psychologiques.
Il fallait des locaux, d’abord, et de 1968 à 1970, le cheminement se fit de quelques pièces
dans le bâtiment de la place Emile Blondel au petit (et médiocre) bâtiment de mathématiques de Mont-Saint-Aignan,
via quelques préfabriqués assez minables.
Il fallait des structures communes, à commencer par une bibliothèque unifiée se substituant
aux armoires personnelles des professeurs (rappelez-vous qu’alors le livre
et les revues sur papier étaient essentiellement les seuls outils de communication).
Il fallait des cadres de dialogue entre chercheurs et donc susciter des séminaires.
Bon, tout cela s’est fait petit à petit.
Mais pendant cette maturation, l’atmosphère environnante avait bien changé. L’enthousiasme de soixante-huit,
qui s’était quelque temps maintenu par des engagements militants chez les étudiants, parfois compliqués à gérer
mais ô combien stimulants pour tous, était fortement retombé à partir de 1973.
Les mannes financières s’étaient taries après la fin, en 1975, des « trente glorieuses » et le ministère de Raymond Barre,
de 1978 à 1981,
avait été marqué par une politique de restrictions de crédits publics,
touchant sans discernement l’éducation nationale comme les universités,
dont les inquiétudes budgétaires que vous connaissez actuellement ne donnent qu’une faible idée.
Tout était donc l’objet de batailles, dont nous avons gagné plusieurs,
parfois par des coups de chance mais aussi par de longs sièges. Coup de chance, par exemple, que la décision, en 1978,
de Claude Dellacherie, déjà directeur de recherches au CNRS, de quitter Strasbourg et de nous apporter son concours,
ce qui, vu son aura scientifique, a fortement favorisé notre statut auprès du CNRS.
Long siège pour faire satisfaire par le CNRS notre besoin d’un poste d’ingénieur (eh oui, l’informatisation de la recherche
était aussi survenue entre temps) et il a fallu l’augmentation massive des crédits de la recherche publique
qui a suivi l’élection de François Mitterand en 1981 pour que ce poste réclamé avec persévérance depuis plusieurs années soit enfin créé ;
vous voyez que dans toute cette histoire la politique n’est jamais loin.
Et c’est ce poste d’ingénieur qui a été pourvu par Gérard Grancher ; vous conviendrez que notre chance s’est ainsi confirmée.
Et le « goût des mathématiques » dans tout cela ?
Que d’évolutions là aussi entre l’époque de mon arrivée et celle de mon départ en 1987 !
Il ne faut pas oublier que le goût des jeunes mathématiciens formés, comme mes ainés immédiats,
comme moi ou encore comme les jeunes collègues arrivés autour de 1970, se portait naturellement,
dans cette apogée, puis cette fin, de l’ère bourbachiste, vers la mise en évidence des structures
(comme pour l’école philosophique dominante d’alors en France).
Et ceci même chez ceux des responsables de recherches qui, comme Georges Hansel, Claude Dellacherie, José Lazaro ou moi-même,
se présentaient comme relevant de branches des mathématiques dites « appliqués »,
face aux chercheurs en mathématiques « pures » qui tenaient le haut du pavé en France :
Georges Hansel s’intéressait, entre autres, à la théorie ergodique mais aussi à de la combinatoire,
ce qui allait le conduire naturellement quelques années plus tard à l’informatique fondamentale ;
Claude Dellacherie, probabiliste, faisait de la « théorie générale des processus » et José Lazaro
avait aussi un point de vue très fondamentaliste en probabilités ;
moi-même j’ai publié à l’époque un ouvrage intitulé « Structures statistiques » qui me fait un peu sourire aujourd’hui.
Et, bien sûr, nous encouragions autour de nous à adopter un point de vue analogue chez les plus jeunes
qui venaient travailler avec nous.
Et puis, là aussi, le contexte a changé rapidement.
D’une part cette focalisation intellectuelle sur les structures devait nécessairement s’essouffler et partout l’idée ancienne
que les mathématiques devaient aussi être vivifiées par les croisements avec les autres disciplines a repris de l’ampleur,
évolution favorisée par l’explosion informatique qui créait pour les mathématiciens des champs nouveaux de réflexion et d’action.
D’autre part, ici également, le contexte économique et politique a joué un rôle déterminant :
les besoins en équipements informatiques ont créé des exigences financières au delà de ce qu’assurait la puissance publique,
université ou CNRS (qui nous apportait son label, ce qui n’était pas négligeable, ainsi que, surtout, des emplois de recherche,
de documentation ou d’administration, qui se sont accrus depuis lors, mais n’a jamais attribué de fortes dotations de fonctionnement
aux laboratoires de mathématiques) ; des organismes extérieurs devenaient de plus en plus disposés à solliciter notre compétence.
Nous avons donc été de plus en plus nombreux à trouver le goût (j’y tiens !) du travail en collaboration
avec d’autres laboratoires de l’université, ce qui favorisait la reconnaissance de notre laboratoire au sein de celle-ci,
ou avec des entreprises avec lesquelles nous passions des contrats.
Cette orientation pluridisciplinaire est allée chez certains jusqu’à une immersion importante dans d’autres laboratoires ;
je pense ici par exemple au cas de Bernard Lannuzel (membre du département de mathématiques mais non du laboratoire)
qui alla poursuivre son travail en analyse des données avec les géographes ; ou, plus tard, à celui de Dominique Cellier
allant vers des biologistes. Ce recours à des contrats privés ou semi-privés pour abonder les finances du laboratoire
n’allait pas sans un certain déchirement idéologique chez certains ; on s’éloignait de plus en plus de la
« pureté de la science » dont les mathématiciens « de soixante-huit », en particulier, se glorifiaient.
Mais la notion même de contrat évoluait aussi ; de l’idée d’un travail « à façon » avec un commanditaire,
fournissant des crédits directement dédiés aux besoins de sa problématique,
on passait à une vision plus générale de mise à disposition de savoir-faire, dans une relation de confiance mutuelle ;
c’est dans cet esprit que le CNRS a créé le statut d’équipe-conseil, dont nous avons profité,
mais l’université y avait aussi contribué par ses moyens propres.
Je voudrais rappeler ici le rôle de Jean-Claude Fenyo, chimiste qui aimait bien les matheux et
qui nous a beaucoup aidés dans le cadre de sa fonction d’incitation et de coordination
de ce type de relations dans l’université ;
j’aimerais évoquer aussi la figure originale et sympathique de Monsieur Lapied,
directeur du LABILAIT (laboratoire interprofessionnel du lait de Haute-Normandie),
avec lequel nous avons passé notre premier contrat de ce type ou encore citer,
un peu plus tard, nos actions en contrôle statistique de la qualité avec l’entretrise
TRT (Télécommunications Radioélectriques et Téléphonique) à Déville-lès-Rouen,
voir le témoignage de Philippe Guitton.
Et il y en a eu ensuite bien d’autres …
Mais je ne saurais quitter ce thème sans insister sur le rôle essentiel joué par Gérard Grancher,
dont la vision à la fois scientifique, technique et organisationnelle de sa fonction d’ingénieur du laboratoire a été irremplaçable.
Le recensement des évènements marquants de l’histoire du laboratoire qu’il a écrite ne rend pas compte,
modestie oblige, de ce rôle ; il n’a quand-même pas pu y dissimuler que lui a été attribué en 1998 le Cristal du CNRS.
Et puis il y a eu tant d’autres choses qui ont bougé dans ces quelque vingt années que j’ai passées à Rouen et qui furent parmi les plus épanouissantes de ma vie professionnelle, grâce à l’exceptionnelle sympathie mutuelle et à la volonté d’avancer ensemble qui nous animaient.
Et bien d'autres évolutions !
Il y a eu une certaine ouverture à l’international ; je voudrais évoquer ici, entre autres, des passages comme celui de Rolando Rebolledo, chilien arrivé en 1972, resté en France au delà de ses prévisions à cause du coup d’état dans son pays en 1973, et qui joue maintenant un rôle leader pour la recherche mathématique dans son pays ; ou celui de Lin Cheng De, chinois venu parmi les tout premiers contingents de chercheurs autorisés à aller compléter leur formation à l’étranger après la révolution culturelle. Il y a eu la multiplication de l’organisation de colloques, qui a perduré et s’est même amplifiée, bien sûr. Il y a eu le rôle moteur d’un DEA, comme on disait à l’époque, que nous avions alors voulu original car assurant une symbiose entre l’informatique et les mathématiques appliquées, essentiellement probabilités et statistique, et qui a provoqué la venue de jeunes en provenance de pays en voie de développement, notamment du Maghreb, dont certains ont passé des thèses ici.
En guise de conclusion
Arrivant au terme de ce survol, je voudrais dire que j’ai cité certains noms de collègues et amis,
comme cela me venait au fil de mes souvenirs.
Mais l’œuvre fut collective et je ne pouvais évoquer tout le monde ;
les autres témoignages, remontant pour certains à ces années fondatrices,
vous aideront à compléter mon propos. Ayant quitté cette université il y a près de trente ans maintenant,
je ne connais plus grand monde dans cette assistance, même si j’ai grand plaisir à y voir quelques têtes familières.
Mais quand j’entends parler de ce qui se passe dans votre laboratoire,
j’ai toujours un petit coup de cœur au souvenir de ce que j’y ai vécu jadis.
Et cela, j’en suis certain, ne cessera qu’avec moi.
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1. Ce texte est la version écrite du témoignage oral de Jean-Pierre Raoult lors des RMR2016 un demi-siècle de mathématiques à Rouen. À plusieurs reprises, figure un renvoi vers un autre des témoignages-souvenir mis en ligne sur ce site. ↩