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Témoignage de Jean-Pierre Massias

Jean-Pierre Massias a été, à Rouen, étudiant de 1965 à 1970, puis assistant de 1970 à 1977. Il a été détaché à la Chambre de Commerce et d'Industrie du Havre de 1975 à 1977. Ensuite il a rejoint l'Université de Limoges en 1977 où il a soutenu en 1984 une thèse en théorie des nombres.

Souvenirs rouennais d'un limougeaud

Il y a cinquante ans je préparais activement l’examen de MGP (Mathématiques Générales et Physique) à la faculté des sciences de Rouen. Cinquante années qui ont passé si vite. Ma mémoire est-elle restée fidèle ? Vous voudrez bien excuser les erreurs qui se sont glissées dans ce texte.
Mes premières années en tant qu’étudiant ressemblaient fort à celles de Claudine Dhuin, celle-ci m’ayant précédé d’une année. Les enseignants de première année étaient effectivement Juliane Bokhobza pour l’analyse et Aline Surin pour l’algèbre. En travaux dirigés, le groupe où j’étais inscrit était encadré par Jean-Michel Chapoulie(1) pour l’analyse et M. Aubineau pour l’algèbre. MGP étant passé, on entrait directement en licence (ancienne formule, c'est-à-dire seconde année d'université) : Math 1, Math 2, Algèbre, Mécanique générale, Probabilités et un choix parmi TMP (Techniques Mathématiques de la Physique), MMP (Méthodes Mathématiques de la Physique). J’en oublie probablement.

Aucun admissible

« Probabilités » était considéré comme quasiment insurmontable. En effet, lorsque la liste des admissibles à l’écrit était affichée, en juin comme en septembre, les deux mots « aucun admissible » apparaissaient sur la feuille de ce certificat, et cela durait au moins depuis deux ans. M. Jean Geffroy, qui effectuait le cours avait une réputation redoutable. Je me rappelle de ses cours de topologie et d’intégration (Lebesgue bien sûr) en Math 1. C’était des cours parfaits : pas une erreur, très construits et limpides comme de l’eau de source. Tout nous paraissait facile. Il n’y avait pas d’aspérité, tout était lisse : « quel que soit $\varepsilon/256 … \lt \varepsilon$ ». Seulement voilà, si les aspérités en topologie existent mais sont surmontables, celles en intégration Lebesgue sont beaucoup plus dures. Et lorsqu’on s’attelait à décortiquer ce cours elles apparaissaient immédiatement et tout nous paraissait beaucoup moins limpide.

Mai 68

L’année 1967-68 a vu la mise en place d’une nouvelle licence en un an et d’une maîtrise. Et puis il y a eu mai 1968. Un grand espoir a touché notre université, comme toutes les autres. Une refondation a commencé qui, malgré quelques améliorations, n’a pas donné tous les résultats que nous espérions. Le système s’est quand même démocratisé car le Conseil des Professeurs qui gérait tout le fonctionnement de la faculté a été remplacé par une instance où tous les enseignants (assistants, maîtres-assistants, maîtres de conférences et professeurs), ainsi que le personnel technique et les étudiants étaient représentés. Il y a encore beaucoup de souvenirs qui remontent, mais je m’en tiendrais à un seul qui me semble important : le laboratoire de calcul.

Premiers ordinateurs

Gérard Lévy et Michel Bercovier étaient tous deux maîtres-assistants et respectivement chercheurs dans le laboratoire de Jean-Pierre Aubin à Dauphine et dans celui de Jacques-Louis Lions à Paris VI. L’analyse numérique était une de leurs spécialités. Gérard Lévy avait fait, dans le cadre de la licence mouture 67-68, un cours d’algorithmique et de programmation Algol. C’était sans avoir d’ordinateur, mais cela témoignait d’un intérêt pour ce nouvel outil. Ils ont obtenu, et cela est assez rare pour être souligné, que le département de maths loue puis achète un ordinateur. C’était l’embryon du futur centre de calcul universitaire. Nous eûmes d’abord un système RAX (Remote Access eXecution) d'IBM (télé-traitement batch sur un ordinateur IBM 360-40 situé à Lille) avec un modem téléphonique 150 bits/s, un lecteur de cartes, un perforateur de cartes et une imprimante IBM à boules. Il se trouve que je connaissais ce système ayant travaillé au service des études techniques du port autonome du Havre. J’ai donc été embauché comme moniteur pour le faire fonctionner, les personnes connaissant ce système étant très rares en ces temps préhistoriques de l’informatique. Gérard Lévy est parti à Dauphine, j’ai donc eu la chance d’être retenu comme assistant sur son poste. Le RAX étant très insuffisant nous avons acquis un Honeywell H316 qui nous a permis d'avoir des moyens autonomes. La configuration de départ va vous paraître antédiluvienne : un H316 avec une mémoire centrale de 16k mots de 16 bits, un lecteur de ruban papier, un perforateur de ruban papier et quelques télétypes servant à perforer les bandes.

ruban perforé
Ruban perforé

C’est tout ! Pas de bande magnétique, ni de disque dur. Cela doit vous paraître incroyable mais c'était un progrès énorme par rapport aux moyens de calcul existants : règle à calcul, table de logarithmes, abaques, « moulinettes » Facit et même l'horrible Programma 101 si difficile à maîtriser.

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Une machine Facit et une Programma 101

Nous avons alors commencé à former les collègues de toutes les disciplines scientifiques, puis de sciences humaines à l’utilisation de cet outil. Cela nous a permis de travailler en pluridisciplinarité comme jamais auparavant. Cela nous prenait beaucoup de temps et d’énergie et les autres matheux ont eu la bonne idée de nous soutenir, ce qui était rare à l’époque, la méfiance étant l’attitude commune des matheux vis à vis des ordinateurs. Je remercie en particulier Jean-Pierre Raoult pour son soutien constant. J’ai aussi une pensée émue pour Georges Bourion dont j’ai assuré les TD (analyse numérique I et II) et qui me laisse un excellent souvenir. Son cours était très agréable et il assumait parfaitement son rôle de chef : il composait les sujets d’examen, corrigeait les copies, faisait passer tous les oraux et m’appelait à la fin pour délibérer en tenant toujours compte de mon avis.
Ce sont des souvenirs très agréables et je remercie les collègues rouennais de m’avoir permis de vivre ces moments. Nous étions très libres et lorsque la hiérarchie qui avait été mise en sommeil en mai 1968 a repris du poil de la bête, les choses ont changé et je suis parti pour Limoges en 1977.
Je remercie aussi les étudiants auxquels j’ai essayé de transmettre un peu de connaissances et qui répondaient toujours à mon attente. Beaucoup de souvenirs me reviennent en mémoire et il serait trop long de les raconter ici.

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1. Jean-Michel Chapoulie, agrégé de math en 1964, était assistant de mathématiques à Rouen jusqu'en 1970, date à laquelle il rejoignit une université parisienne où il eût une carrière de sociologue.