Photo

Témoignage souvenir de Claudine DHUIN

Claudine DHUIN a été étudiante à l'Université de Rouen de 1964 à 1967, puis assistante au département de mathématiques de Rouen de 1968 à 1980, avant de rejoindre l'Université Paris-Dauphine.

Quelques souvenirs de mes années
en fac de sciences, en math, à Rouen

Je fus d’abord étudiante, puis assistante… Je suis arrivée début novembre 1964 à l’université de Rouen après une scolarité secondaire à Paris pour des raisons familiales et intégrais ce qui s’appelait la propédeutique préalable à une licence de math : MGP (Mathématiques Générales, Physique).
L’amphi comportait un peu plus d’une centaine d’étudiants, parmi eux de nombreux redoublants, ou étudiants issus de classe prépa. Nous avions comme enseignante d’analyse Mme Bokobza(1) qui venait de Paris, son cours était résumé par 3 mots sur un ticket de métro et parfois en milieu de cours, subitement : la panne… et le ticket de métro ne suffisait pas à boucher le trou de mémoire.

J’étais quelque peu perdue au début de l’année : les premiers cours d’analyse étaient consacrés à la construction de $\mathbb{R}$ et je me remémore Mme Bokobza nous faire de grands gestes pour nous figurer les intervalles emboîtés de ses bras dans les airs, mais je ne « voyais » rien. Nous avions également des cours d’algèbre, le début du cours était consacré à la théorie des ensembles : groupes, anneaux, corps, espaces vectoriels or j’avais fait déjà un peu de théorie des ensembles en terminale notamment je connaissais l’axiomatique des espaces vectoriels. J’ai oublié le nom de l’enseignant d’amphi mais nous avions des TD d’algèbre le samedi matin avec un autre enseignant parisien M. Chapoulie. Peu d’étudiants venaient à ces TD de fin de semaine, la faute au prof, à l’horaire ? Allez savoir !
Nous avions un devoir de math tous les 15 jours et une colle de math tous les 15 jours. Notre colleuse était Mlle Delmer(2) qui l’année suivante est partie à Bordeaux et dont j’ai repris le poste quelques années plus tard.

Les conditions de travail n’étaient pas celles d’aujourd’hui : pratiquement pas de manuels, pas d’ordinateur, pas de $\LaTeX$(3), rien de tout cela !! Les étudiants rédigeaient un polycopié « vendu » par la « corpo », et édité dans ses locaux. C’était un vrai travail artisanal : les étudiants prenaient des notes en cours, les remettaient en forme, les donnaient à relire au prof qui corrigeait ce manuscrit s’il le voulait bien. Ensuite celui-ci était tapé sur stencil les formules mathématiques étaient gravées à la main avec un stylet, il fallait faire attention à ne pas percer le stencil ce qui au tirage aurait produit un gros pâté. Le stencil terminé était alors installé sur une machine ronéo manuelle. Il fallait tourner la manivelle à la main pour obtenir le nombre d’exemplaires voulus. Sans compter qu’ensuite restait encore à faire la pagination et le brochage. Vous pensez sans doute que tout cela est antédiluvien ! OUI ! Mais à la même époque le secrétariat de math n’était pas beaucoup mieux loti. Taper des maths pour une secrétaire n’était peut être pas une oeuvre d’art mais certes une véritable qualification. La machine la plus performante en 64 était une Olivetti mais elle ne possédait que peu de caractères mathématiques pour taper les formules et encore fallait-il enfiler des barres de lettre spéciales pour obtenir celles-ci. Le mot « frappe » pour taper un texte avait tout son sens. L’arrivée de l’IBM à boule fut une révolution : il suffisait alors de changer la boule pour avoir les caractères ad hoc. Avec elle on a inventé le ruban effaceur qui permettait en retapant avec celui-ci les mêmes caractères que ceux tapés antérieurement d’effacer quelques mots en évitant l’utilisation du blanco mis au pinceau et sur lequel il fallait souffler pour qu’il durcisse avant de pouvoir retaper par dessus. On est encore loin de la machine électronique qui saura ravaler toute une ligne de caractères.

Photo   Photo
Machine de première génération

Photo   Photo
Machine de seconde génération

Photo   Photo
Machine de troisième génération

Avec le DEUS en 2 ans, on a changé d’époque, mais surtout après mai 68 et le recrutement « massif » d’enseignants de rangs divers, le département de maths à l’image d’autres secteurs de l’Université a été en mesure d’absorber les étudiants du baby boom et d’assumer la démocratisation de l’enseignement supérieur. Mais nombreux sont les collègues arrivés à Rouen avec 68, aptes à raconter cette histoire du département de maths post 68. Une dernière anecdote pour signaler combien les maths bourbakistes (à moins que l’on dise bourbachiques) étaient à l’honneur dans le supérieur, dans l’ensemble de l’école voire l’ensemble de la société française dans les années 65-70 : une réforme de l’enseignement des maths à l’école prévoyait d’enseigner les ensembles en primaire et en maternelle grâce au matériel de Jean Piaget : des ronds, des triangles, des carrés et des rectangles de différentes tailles et couleurs. L’année 65-66 nous avions formé avec des camarades de licence un groupe d’initiation aux maths modernes pour les parents ayant des enfants en maternelle ou primaire afin de leur faire comprendre à travers la manipulation de ces éléments de plastique coloré ce qu’était une réunion et une intersection d’ensembles(4) et qu’ils puissent ensuite suivre leurs petits dans l’apprentissage des maths modernes préconisé par Lichnerowicz.

4 janvier 2016
Claudine DHUIN
claudine.dhuin@dauphine.fr

--------------------

1. Il s'agit probablement de Mme Juliane BOKOBZA-HAGGIAG, elle est auteure de quelques articles mathématiques avec André UNTERBERGER qui fut maître-assistant à Rouen avant de devenir professeur à Reims.

2. Il s'agit de Mme Francine DELMER qui aujourd'hui se consacre à la peinture : son site web.

3. Le lecteur qui ne connaîtrait pas $\TeX$ et $\LaTeX$, les traitements de textes utilisés aijourd'hui par tous les mathématiciens, est invité à consulter les sites $\TeX$ et $\LaTeX$.

4. Pour m’assurer que je ne nourrissais pas des fantasmes, j’ai consulté internet et ai pu confirmer ce souvenir piquant par la lecture d’un article signé Renaud d’Enfert du 30 mai 2014, le lecteur intéressé pourra aller consulter le site : www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article192 cependant je ne résiste pas au plaisir d’en citer quelques lignes :
« La question de l’introduction des mathématiques modernes dans l’enseignement primaire prend corps vers le milieu des années 1960. Les réflexions qu’elle suscite s’inscrivent dans un mouvement plus général, d’ampleur internationale, de rénovation de l’enseignement des mathématiques[13]. En France, l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (APMEP) est le fer de lance de ce mouvement de rénovation[14]. Estimant que la modernisation des programmes de mathématiques du secondaire ne peut porter ses fruits que si les élèves sont préparés à les recevoir, l’association milite pour « une meilleure coordination des réformes dans toutes les classes et en particulier une modernisation raisonnable des programmes des classes élémentaires »[15] et propose des projets de programmes pour les écoles maternelles et primaires. […] Sous la double influence des mathématiques structurales et de la psychologie génétique de Jean Piaget, les apprentissages se veulent adaptés aux différentes étapes du développement de l’enfant. L’apprentissage de la numération n’est plus basé sur le système métrique – son étude est d’ailleurs réduite à la portion congrue – mais sur des activités de groupement d’objets … »
[13] Hélène Gispert, « Rénover l’enseignement des mathématiques, la dynamique internationale des années 1950 », in Renaud d’Enfert, Pierre Kahn (dir.), En attendant la réforme. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Quatrième République, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010, p. 131-143.
[14] Éric Barbazo, Pascale Pombourcq, Cent ans d’APMEP, Brochure APMEP n° 192, 2010.
[15] Gilbert Walusinski [Evaristovich Duponski], « Lyon, 18, 19 et 20 février 1965 », Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, n° 248, avril 1965, p. 372.